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Un souffle sur les braises de l’épopée

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À propos de Pour seul cortège de Laurent Gaudé.

Laurent Gaudé fait paraître chez Actes Sud, en cette rentrée littéraire, un roman singulier autour de la figure d’Alexandre, qui prolonge habilement la légende.

Des voix

Ce sont des voix qui se font entendre dans Pour seul cortège. Pas tant la voix du narrateur, que des voix d’outre-tombe, d’êtres en errance, faute de digne sépulture ; voix de la rumeur qui diffuse l’annonce de la mort, voix des diadoques assoiffés de pouvoir qui provoquent la mort, voix d’une femme dont le souci n’est qu’oubli. Se pose alors le problème de la mémoire : ces voix qui guident autant le lecteur que les protagonistes construisent la gloire d’Alexandre, à la manière de l’épopée qui chantait la gloire des héros. Preuve en est qu’aujourd’hui encore, évoquer le personnage d’Alexandre a du sens et attire les foules, comme en témoignent autant le cinéma1 que les expositions. C’est donc parce que ces voix parlent encore que la renommée d’Alexandre se cultive et va, au fil du temps. Pourtant, un des personnages principaux du roman, une femme, Dryptèis, fille de Darius et veuve d’Héphaiston2, ami si cher d’Alexandre, cherche à échapper à cette mémoire, pour protéger son fils de la mort qui tomberait sur les descendants du roi perse.

La mort d’Alexandre

Jerash
Alexandre ou la légende toujours recommencée : selon une tradition assez tardive, Jerash, en Jordanie fut fondée par Alexandre.

Le roman s’ouvre sur un cri, cri de douleur d’Alexandre qui va mourir. Le récit de cette mort est connu. Les historiens anciens nous la rapportent : Plutarque3 raconte la fièvre qui emporte le chef de guerre, Quinte-Curce4 nous montre Alexandre confiant au moment de sa mort son anneau « au plus fort », mais c’est sans doute de Diodore de Sicile que Laurent Gaudé se rapproche le plus, quand l’historien de la Bibliothèque historique évoque cette fin de vie, au chapitre 107 du livre XVII. Mais paradoxalement, cette mort, dans le roman, prend vie, ou chair : le lecteur est littéralement emporté dans le vertige d’Alexandre, au rythme des danses, assailli de voix qui ne sont pas immédiatement identifiables.

Et plus encore que la mort d’Alexandre, la question porte sur sa sépulture. Posséder le corps, c’est détenir le pouvoir : Laurent Gaudé le montre très clairement et l’on sait combien les Anciens accordaient d’importance à ces tombes, lieu de pèlerinage et de tourisme drainant une économie substantielle5. Le romancier raconte ainsi comment Perdiccas veut enterrer Alexandre à Aigai, en Macédoine, sa terre-mère, quand Ptolémée décide de lui offrir une tombe en Egypte. Mais ce sera, d’après le roman qui coupe court à toutes les discussions relatives au tombeau d’Alexandre toujours non identifié6, un cénotaphe, à l’insu de tous, qui sera dressé en Egypte, tandis que le corps sera déposé dans une tour du silence, selon le rite perse.

La mort chez Laurent Gaudé

Extrait de Pour seul cortège

La nouvelle domine le monde maintenant : Alexandre est mort. La femme qui avait la main posée sur son torse a disparu. Elle fait peut-être partie de celles qui tapissent les murs du palais de grands tissus noirs. À moins qu’elle n’ait rejoint le cortège des pleureuses. Rien ne compte plus. Elle a disparu, elle est une bouche de plus qui pleure et crie, elle est une des silhouettes de cette foule immense qui se presse devant le palais et prie toute la nuit. Il n’y a plus que cela à Babylone, et dans tout l’Empire au fur et à mesure que la nouvelle se répand : la présence de la mort, et jamais Alexandre n’a semblé si grand, régnant en silence sur des dizaines de villes, faisant pleurer des centaines de milliers d’hommes et de femmes, diffusant partout la peur  […]

Laurent Gaudé décline ainsi un thème qui parcourt ses romans, à savoir la mort. Nous l’avons dit, il narre la mort d’Alexandre mais ce qui est en jeu est davantage ce qui suit cette fin. Et manifestement la mort ne signifie pas le vide : la légende d’Alexandre est toujours aussi vivace car la mémoire lutte efficacement contre l’effacement de la mort.

Une autre figure de mort traverse le roman et guide même le lecteur jusqu’à une scène extraordinaire, au sens propre, à la manière de l’épopée homérique, où le combat guerrier s’affranchit des limites qu’impose la vie.

Mais ce sont là des morts d’hommes, de héros. Laurent Gaudé laisse néanmoins une place à une autre forme de héroïsme, moins glorieuse puisque la tradition ne s’y est pas attardée : il développe en effet le sort de Dryptèis, qui est tombée dans l’oubli. Pourtant, la jeune femme a été mariée à Héphaiston, quand sa soeur Statira épousait Alexandre7. Et Plutarque de raconter, à la fin de la Vie, que Roxane, enceinte, fit venir les deux soeurs auprès d’Alexandre, les fit tuer et jeter dans un puits. Mais Laurent Gaudé s’éloigne de cette version pour inventer une autre mort. Dryptèis, consciente que son fils pourrait pâtir d’être reconnu comme sien et lié à Alexandre, choisit de le protéger, à sa manière…8 et l’on retrouve encore, mais abordée différemment, la question des liens qu’entretiennent morts et vivants9. Les morts protègent, à leur façon.

Le titre

Dans Pour seul cortège, il ne reste que des mots portés par le vent, qui accompagnent les morts et les font vivre, au-delà du temps. C’est que le roman souffle sur les braises de l’épopée.

Références du livre

Laurent Gaudé, Pour seul cortège, Actes Sud, 2012.
192 pages. ISBN 978-2-330-01260-1
Voir le site de l’éditeur : http://www.actes-sud.fr

Pour en savoir plus sur Laurent Gaudé

Site internet de Laurent Gaudé : http://www.laurent-gaude.com

Notes du texte

  1. Cf. Alexandre d’Olivier Stone, sorti en 2004.
  2. Cf. la description du chagrin d’Alexandre à la mort d’Héphaiston dans la Vie d’Alexandre, LXXII de Plutarque.
  3. Vie d’Alexandre, LXXVI.
  4. Histoire d’Alexandre le Grand, X, 5.
  5. Cf. l’ouvrage de J-M André et M-F Baslez, Voyager dans l’Antiquité, Paris, 1993.
  6. On peut lire, à ce propos, la bande dessinée Le tombeau d’Alexandre, d’Isabelle Dethan et Julien Maffre, qui nous transporte à Alexandrie en 1858, à la recherche de ce monument.
  7. Cf. par exemple, Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, XVII, 107.
  8. Sans vouloir rien dévoiler de cette fin, il est intéressant de rappeler l’étymologie de ce nom féminin : le verbe druptô signifie déchirer, écorcher, geste que l’on exécute en signe de deuil.
  9. Cf. notamment Les portes des Enfers de Laurent Gaudé et notre lecture.

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